dimanche 29 novembre 2020

29.11.2020 Le Naufragé de Gdynia, partie 1

 


Le Professeur Ralou s'était installé à Marseille il y a vingt ans déjà, après dix ans à Paris et une enfance dans le Finistère. Marseille était parfaite : bouillante, conquérante, drôle et toujours en mouvement, c'était sa ville désormais. Il pensait en connaître chaque recoin et il en était devenu lui-même une figure locale. Surtout depuis le mois de Mars.

Quand l'épidémie avait surgi, il avait accueilli l'information comme une nouvelle donnée à ajouter aux autres données courantes. Les premières infos étaient troublantes mais finalement peu inquiétantes : diversité des symptômes, classiques et inhabituels, incubation rapide, mode de transmission incertain, létalité basse, voire nulle et indirecte. Pas de quoi paniquer donc. Il avait donné à ces équipes des consignes très tôt et des pistes de tests et recherches. De toute évidence, ce nouveau virus n'avait rien de bien naturel. Les victimes perdaient un des cinq sens : vue, ouïe, odorat, goût, ou même toucher pour certains. Ca ressemblait drôlement à un de ces expérimentations des labos militaires de Vladivostok, dont parfois sortaient des chimères bien difficiles à endiguer. La dernière fois, en 2031, celui qu'on avait appelé le Leftir-X rendait les gens sourds de l'oreille gauche en 48 heures. Uniquement la gauche ! Pour éviter la panique, les scénaristes du Cabinet 45, la section Science & Réaction du Gouvernement, avaient inventé une version officielle sous dix heures : "Le Leftir provenait d'une altération génétique du Colin d'Alaska due à sa rencontre avec une ancienne souche de grippe réapparue de la fonte des glaciers arctiques d'Ellesmere". C'était assez plausible pour que ça passe. Une série d'article scientifiques pointus avaient été commandés au CSIE (1) pour étayer cette théorie.

C'était une partie du travail du Professeur Ralou au sein du Consortium : ponctuellement écrire des articles de contenu assez complexes pour épaissir des scenarios officiels inspirant la méfiance. Ralou et ses collègues savaient que le Leftir-X était en réalité sorti par erreur du laboratoire secret de Rousski en Russie, le 'Scolopendre' comme ils l'appelaient, où la recherche était axée sur la chirurgie biomoléculaire et la régénération des cellules de la peau. Mais comme la menace avait été identifiée, calibrée puis classifiée sous la nomenclature DNL (2) , sans danger donc, tout le monde s'était exécuté sans trop râler. Il y avait eu environ 80 000 cas dans le monde, principalement au Japon, au Canada et en Amérique du Nord. 80 000 personnes avaient perdu l'ouïe de l'oreille gauche. Aucun traitement curatif à 100% n'avait été trouvé. Les Laboratoires Victory Labs en Australie avaient commercialisé le RevIr fin 2031 mais le vaccin ne ramenait que 10% d'audition. Non, les grands gagnants de l'épidémie avaient été Beyer Sonyx, la firme de produits audio, qui avaient inventé des prothèses auditives extrêmement efficaces, 40% d'ouïe retrouvée mais surtout une interface de contrôle unique qui permettait la gestion domotique de votre habitat par le chuchotement. Les victimes du Leftir se reconnaissaient donc par ces drôles de capsules insérées dans leur oreille gauche se prolongeant par une fine tige recelant un micro posé juste au dessus de la tempe. A l'époque certains jeunes hurluberlus trouvaient ça très "cyberpunk" et avaient créé un club, les X-Left pour recenser toutes les victimes, auxquelles ils prêtaient des super-pouvoirs.

Au Consortium, Ralou et ses disciples avaient pris l'habitude de gérer de tels événements et fabriquer du contenu pour les crises sanitaires soudaines, mais continuaient à régulièrement alerter le Cabinet 45, mais aussi le Ministère de la Santé Publique sur la possibilité d'un débordement un jour ou l'autre. Les laboratoires Russes, du Groenland et d'Islande devaient être mieux sécurisés et certaines recherches moins prises à la légère.



En ce beau matin de février 2040, il se demandait si on n'en était pas arrivé à ce point fatidique. Le virus n'était clairement pas naturel, mais aucune source officielle ne leur avait été communiquée. Aucun labo, Russe ou autre n'avouait avoir raté ou laissé filer une chimère. Pour rassurer la population mondiale, Le Cabinet 45 avait bien officialisé une thèse impliquant les taupes en porteurs via une interaction avec des chauve-souris. Ralou avait confié à son proche collaborateur, le Docteur Von Sternberg, le soin d'élaborer des argumentations scientifiques solides pour le Ministère. Mais cette fois-ci, quelque chose n'avait pas fonctionné dans le processus pourtant bien rôdé de dissimulation et couverture. D'abord, personne ne semblait savoir d'où venait réellement le virus, ce qui n'était jamais arrivé auparavant, la déontologie des services secrets imposant une transparence radicale entre les laboratoires internationaux. Mais surtout, certains cas déclenchaient des contrecoups immédiats extrêmement choquants, notamment un grand nombre de suicides pour ceux qui avaient perdu la vue ou l'ouïe. Pour l'odorat, le gout et le toucher, les réactions étaient plus mesurées même si quelques cas fatidiques étaient notés dans les domaines de la restauration notamment.

Les consignes officielles étaient d'attendre. Tout le monde au Consortium pensait que la source serait bientôt divulguée et la parade trouvée ou que l'épidémie se tarirait d'elle-même. Ralou lui était plus inquiet. Il n'aimait pas les scenarios où aucun élément familier n'intervient. Il gardait en tête l'infime possibilité d'une attaque bactériologique mais l'arborescence de ses réflexions ne trouvaient pas de source, pays, organisation terroriste, scientifique fou, rien.

Pendant qu'en France l'attente prenait le pas sur la réaction, le nombre de victimes se multipliait sur une ligne couvrant la Pologne, Allemagne, Pays-Bas, Belgique, Luxembourg et le nord de la France. La panique commençait à monter d'autant plus qu'au fil des jours, le cas le plus fréquent s'avérait être la perte de la vue. Les gens s'étaient mis à commander par milliers des masques de plongée en caoutchouc pour être sûr que leurs yeux seraient protégés en toute situation. Le problème c'est qu'on ne savait pas vraiment comment se transmettait le virus. Les grands laboratoires s'étaient lancés dans l'étude de cas et la course aux tests mais la réalité c'est que personne ne comprenait rien à cette histoire. Après une vérification complète de tous les réseaux habituels reliant les laboratoires de tests, les chercheurs référents, les états majors militaire et les ministères de la santé, le commissaire Montceau du Cabinet 45 avait appelé Ralou pour lui dire que non, ils n'avaient aucune idée d'où était sorti ce virus. L'origine avait été tracée en Pologne mais le fil s'arrêtait là, à Gdynia, à trente kilomètres au nord de Gdansk, à l'Institut de Médecine Maritime et Tropicale, où l'alerte avait été donnée suite à un cas de marin soudain devenu aveugle et sourd et qui avait mis fin à ses jours à l'hôpital. Il n'avait lui-même donné aucun indice ou signe particulier. C'était le seul cas de double symptôme jusque là. Le problème c'est qu'on ne trouvait pas la connexion. Ce marin, Jakob Wisniewski, était rentré d'une ballade en mer sur son petit voilier mais rien dans l'habitacle ne laissait penser à un empoisonnement, un contact avec une bactérie ou même avec un animal marin quel qu'il soit, à part une boite de hareng en sauce. Une enquête était en cours pour retracer son parcours avant de prendre la mer. Certains médecins pensaient que c'était peut-être un cas isolé, même si les symptômes coïncidaient bien. Les recherches s'étaient concentrées tout de même sur une éventuelle mutation de virus chez le hareng ou le saumon. La toxicité des poissons de la Mer Baltique était bien connue des scientifiques du REACH (3) et il semblait normal de la mettre en cause à nouveau.

Tandis que l'ascenseur conduisait Ralou au laboratoire souterrain du Consortium où les tests avaient démarré, il passait en revue son petit schéma habituel : isoler le virus, élaborer un vaccin, soigner les malades, protéger les gens, enrayer la contagion…

La section UNDR-6 était au niveau le plus bas. Ils l'appelaient le "Centre de la Terre". On y travaillait sur les nouveautés essentiellement, les inconnues. La chef du labo, Barbara Callaghan accueillit Ralou d'un air sévère.

- On n'a rien. Les échantillons ne donnent rien.

- Les échantillons de Gdansk ?

- Gdynia oui. A croire que ce type était en parfaite santé et que comme ça, Ding - elle claqua du doigt - il a perdu la vue et l'audition !! C'est à n'y rien comprendre.

- Et le hareng ?

- Dégueulasse. Bourré de biphényles polybrominés, interdits depuis 2000 pour info. Il y avait aussi des chips, soda, biscottes et plein d'autres merdes, mais rien qui nous ramène au Kraken.

- Shit !

Ils avaient décidé d'appeler ce nouveau virus le Kraken étant donné son côté mystérieux et Baltique. Officiellement, les autorités avaient opté pour SNS-31.

- On a des données croisées de toutes les victimes polonaises ?

- Oui, les gars sont en train de les étudier, je te les monte quand c'est fait.

- Ok. Combien de cas ?

- en 120 heures environ, on a 1245 cas en Pologne, 5542 en Allemagne, 2112 en Belgique, 1256 en France. On n'a pas les chiffres du Luxembourg.

- ah bon ? Pourquoi ?

- Aucune idée. Ah, et on a 5 cas au Danemark aussi.

- OK. Et en population ?

- Globalement entre 8 et 45 ans. Aucune victime au-delà de 55, ni en dessous de 5.

- Et en symptômes ?

- 71% en perte de vue, 19 pour l'ouïe, 8 le goût, 1 l'odorat et 1 le toucher. Je t'ai tout noté sur cette fiche.

- Merci Barb, good job, je remonte.

- Ah tout'

Tandis que Ralou remontait à la surface de la terre, il reçu un texto de son collègue Ferguson au CVR (4) de l'Université de Glasgow en Écosse. Le message était aussi clair que stupéfiant : "I think it's dying out". Le virus était en train de disparaître ?? Déjà ???

Mais qu'est-ce que c'était que cette histoire ?!?

Arrivé dans son bureau il appela immédiatement l’Écossais.

- Hi Ronald ! Are you okay ? What the hell is going on ?

- Hey frenchy ! Yep, we're fine. Thing is we haven't had any more new cases in the whole of Europe for more than 5 hours now. That shit is dying out. I have absolutely NO explanation at all.

- Ok, I'll check Europe and keep you posted.

- Fine, thanks, take care Denis.

Il appela Von Sternberg .

- Hello Sam ! Dis moi, je viens d'avoir Ferguson à Glasgow, il dit qu'ils n'ont pas eu de nouveaux cas depuis plus de 5 heures. Il pense que le virus est en train de disparaître mais pas d'explication. Tu as quoi sur l'Europe ?

- J'allais t'appeler justement. Même phénomène ! Le nombre de nouveaux cas est infime ! Personne n'y comprend rien.

- Ok, on se rappelle.

Il avait cinq appels manqués du Cabinet 45 et un du Ministère. Les médias se lâchaient en mode fin du monde, virus Armageddon. Une victime, un ado devenu aveugle répondait à une interview en pleurant et suppliant que sa vue revienne, une autre faisait l'idiote sur Twitbook en plongeant sa main dans un feu de cheminée et montrant qu'elle ne ressentait pas la douleur. Les gens se ruaient dans le magasins pour acheter non seulement des masques de plongée, mais aussi des boules Quies, des gants, combinaisons, cagoules de toute sorte. La situation virait à la panique. L'Express avait sorti une édition spéciale au titre rouge sur un fond noir : "On ne sait pas !" A la télévision des spécialistes internationaux se succédaient en assénant des théories pour le moins fantastiques. Ralou savait bien qu'ils n'avaient que les infos fournies par le Consortium, rien d'autre. Ils ne pouvaient donc tout simplement pas avoir de théories bien concrètes. Il avait tout de même missionné un stagiaire, David, le fils de sa sœur, pour écouter tous ces fanfarons de la médecine au cas où l'un d'entre eux, par miracle, sortirait une idée utilisable. Le jeune homme, en école de Communication et Enchantement, surveillait aussi les réseaux sociaux pour repérer tel ou tel nouveaux cas ou situation.

Ralou appela Montceau au Cabinet 45 pour lui annoncer l'absence de nouveaux cas depuis plusieurs heures en Europe.

- Vous êtes sûr ?

- Nous avons des mises à jour toutes les demi-heures.

- Ok, qu'est-ce que je dis au Ministre ?

- Que l'épidémie semble se calmer d'elle-même. Je ne suis pas sûr que le mot "épidémie" soit vraiment pertinent d'ailleurs.

- Quoi ? On a bien une contamination qui se répand sur l'Europe de l'Est ?

- Oui mais pas au Nord, ni au Sud, ni à l'Est en Russie. C'est très délimité.

- Et vous en concluez quoi ?

- Que c'est peut-être juste un accident.

- En attendant les gens s'habillent en cosmonautes et c'est la panique à bord !

- Je n'y peux rien.

- Bon, j'appelle le Ministre, rappelez-moi dans 30 minutes !

- Au revoir.

Montceau était très sonore. Ralou l'imaginait mouliner des bras en écarquillant les yeux derrière ses grosses lunettes. Ils se connaissaient depuis bien longtemps et malgré leurs radicales différences de style, ils s'appréciaient beaucoup.

Un nouveau message de Barbara apparu sur son écran : 5 nouveaux cas au Danemark (4 perte de vision, 1 odorat), 2 en Allemagne (vue), 2 en France (odorat). Un message de Montceau apparu mais coupés par l'appel entrant : Vincent à l'accueil.

- Professeur Ralou ? j'ai France Direct sur l'autre ligne, Suzie Duflot, qui voudrait une interview exclusive et votre avis sur la situation.

- Une seconde Vincent, merci ! coupa Ralou. Il voulait regarder le message de Montceau avant de répondre.

"On valide l'épidémie en baisse rapide, go go go !"

- Vincent ? Oui, je la prends.

- Ok je vous mets en relat…

- Professeur Ralou bonjour, Suzie Duflot, France Direct ! Confirmez-vous le titre de l'Express : vous ne savez rien ?

- Bonjour Suzie, quelle joie de vous entendre, comment allez-vous ?

- Les gens voudraient savoir s'ils vont tous devenir aveugle ?

- L'hiver est assez doux vous ne trouvez pas ? Et quel beau soleil depuis une semaine !

- Ralou c'est la crise ici ! Vous avez des réponses ou pas ?

- Nous publierons un communiqué officiel dans 20 minutes. En attendant ce que je peux vous dire c'est que ça se résorbe doucement.

- Comment ça "résorbe" ?? Il n'y a plus de nouveaux cas ??

- Très peu.

- Ca n'a pas de sens.

- En tout cas ça peut rassurer vos téléspectateurs. Bonne journée Suzie.

- Vous avez des cas de multi-symp…

Ralou avait raccroché, il avait d'autres chats à fouetter. Tout d'abord il aimerait bien lire le rapport d'enquête de la police de Gdynia, espérant qu'il avait été traduit entre-temps, le Polonais n'étant pas sa spécialité. Il texta un message rapide à Montceau en ce sens, puis ouvrit une page Map pour saisir ses infos sur une carte d'Europe. Il appela Barbara.

- Hey Barb ! Est-ce que tu sais si le détail des victimes a été saisi sur la base ? Je n'ai rien sur la carte !

- Oui théoriquement, je me renseigne.

- Merci.

Il alluma la télévision quelque secondes et pensa un moment qu'un tournage de film de science-fiction était en cours ! Des gens se ruaient dans les supermarchés affublés de masques de plongée, gants en caoutchouc et casques audio sur les oreilles ! C'était complètement surnaturel. Un prédicateur illuminé expliquait en gesticulant que la nature se vengeait de l'aveuglement de la civilisation à ne pas la respecter en lui ôtant la vue ! Il coupa le son.

Les données commençaient à apparaître sur la carte, comme autant de petites épingles multicolores ! Gdansk et Gdynia étaient bien le point de départ, qui filait ensuite vers l'ouest en suivant une ligne assez claire. Très claire même. Les dernières données apparaissant, Ralou éclata de rire.



(à suivre)



(1) CSIE : Consortium Sanitaire Intra-Européen

(2) DNL : Dégénération non létale

(3) REAC : Registration, Evaluation and Autorisation of Chemicals

(4) CVR : Centre for Virus Research

3 commentaires:

  1. Univers décalé comme à la lecture de Kafka ou Marcel Aymé, j'adore. Un peu de romanesque dans notre quotidien absurde, ça fait du bien, merci !

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